Alexandre Adler : Des sociétés plus discrètes, que secrètes...
Publié le par Admin - Mise à jour de l'article le
Avec sa culture historique quasi universelle. Alexandre Adler voit dans la prolifération des sociétés secrètes, au fil des siècles, le signe d'une continuité de la pensée hétérodoxe non sans signaler les dangers de la simplification historique et du complotisme dès lors qu'on aborde un sujet aussi miné.
L'EXPRESS : On a l'impression que les sociétés secrètes sont omniprésentes tout au long de l'histoire. Est-ce une illusion d'optique ?
Alexandre Adler : Non, c'est une réalité, mais il faut d'abord s'entendre sur la définition. Le plus souvent, on a plutôt affaire à des sociétés « discrètes », qui peuvent devenir secrètes à la suite de certaines contingences historiques ou parce qu'elles font l'objet d'une forme de persécution. En fait, ce sont souvent leurs adversaires qui les désignent comme telles. Par exemple, la franc-maçonnerie n'est pas, à proprement parler, une société secrète. Au départ, on pouvait connaître les noms de ses adhérents ; ses rituels ont été détaillés dans un nombre considérable de journaux et de livres. Avec la création, en 1717, de la Grande Loge de Londres, qui se veut la mère de toutes les autres, c'est une nouvelle organisation des pensées dissidentes de l'Europe qui voit le jour, autour des membres de la Royal Society. Or cette académie scientifique provenait, elle, d'une organisation vraiment secrète : la Rose-Croix. Il y a ainsi, au fil des siècles, des correspondances entre les courants de pensée hétérodoxes, des traditions qui s'entremêlent, des emprunts rituels ou symboliques, des légendes et des mythes qui se propagent.
E. : L’Antiquité a notamment été marquée par le phénomène des religions à mystère, initiatiques et parfois combattues par le pouvoir. Au Moyen Age, les Cathares et les Templiers constituaient-ils des sociétés Secrètes ?
A.A. : A l'origine, le catharisme n'a rien de secret. C'est une réinterprétation dualiste de la religion chrétienne, une doctrine dont les tenants ont d'abord prêché au grand jour. En Italie – on croise ainsi des « catharins » italiens dans La Divine comédie – , ils n'ont jamais été persécutés. Mais dans le Languedoc, qui constitue le cœur du mouvement, ils vont être violemment combattus lors de la Croisade des Albigeois, ce qui les poussera à entrer dans la clandestinité, jusqu'à leur éradication totale. Quant à l'ordre du Temple, il n'était pas non plus à proprement parler une société secrète. Toutefois, et même si certains historiens expliquent que Philippe le Bel les a détruits uniquement pour s'accaparer leur fortune, il ne faut pas négliger le fait que les Templiers, même s'ils étaient des chrétiens sincères – et non des satanistes comme a voulu le faire croire leur procès en sorcellerie – , professaient des idées hétérodoxes, acquises en Terre Sainte au contact de l'islam, des Assassins... D'ailleurs, certaines grandes familles du Languedoc, après l'extinction du catharisme, se réfugieront chez les Templiers. Puis, après la disparition de l'ordre du Temple, une hétérodoxie similaire touchera les dominicains – dont l'ordre avait pourtant été créé pour lutter contre les cathares –, premiers représentants d'une pensée libérale au sein de l’Église, dès le XVIe siècle. De même, les jésuites incarneront plus tard la gauche de l’Église. Tout se passe donc comme si, au sein de la chrétienté, un virus de la« mal-pensance » touchait périodiquement un certain nombre de communautés ; rien à voir cependant avec l'idée simpliste et fantaisiste, popularisée récemment par un Dan Brown, d'une transmission ésotérique d'une « société secrète » à l'autre, des cathares aux Templiers, puis des Templiers à la Rose-Croix et ainsi de suite.
E. : Durant la renaissance, les gens de culture, artistes, scientifiques, humanistes au sens large, ne sont-ils pas le continuateurs de cette tradition de la pensée hétérodoxe ?
A.A. : Indéniablement. A l'instar de Léonard de Vinci et de ses émules, la plupart des humanistes tendent à se regrouper et à intégrer de véritables sociétés d'échange intellectuel. Il s'agit de sociétés à moitié secrètes ou qui présentent un visage anodin, comme les académies, qui s'inspirent de l'exemple antique. La première, l'Accademia dei Lincei, s'est formée dans l'entourage des Médicis. Léonard de Vinci, Botticelli et bien d'autres en sont membres. On élabore toutes sortes de réflexions sur les arts et la société, y compris ésotériques ; on cherche le nombre d'or en architecture, qui sera ensuite utilisé par Palladio. Parallèlement, le kabbalisme chrétien, passé des juifs convertis d'Espagne à l'Italie, commence à gagner des adeptes, soutenant l'idée qu'il existe une structure mathématique absolue de l'univers. La peinture de Vinci est marquée par cette vision d'ingénieur. Toute cette efflorescence, depuis la Renaissance, n'est pas concertée. C'est comme une grande soupe intellectuelle. Elle va s'agglutiner et se fédérer, au milieu du XVIe siècle, après l'abdication de Charles Quint, quand Philippe II se lance dans la Contre-Réforme et la reconquête catholique, au prix d'une violence exceptionnelle qui entraine la révolte des Pays-Bas et de multiples résistances. Tout ce qui est hétérodoxe va alors se cristalliser, comme l'historienne Frances Yates l'a bien montré.
E. : Cela donne le mouvement de la Rose-Croix...
A.A. : C'est en effet le nom que l'Histoire a retenu pour désigner ce fourmillement de sociétés chrétiennes ésotériques réunies par leur ennemi commun, la Contre-Réforme – même si elles critiquaient aussi la Réforme, accusée être incomplète et d'avoir tourné le dos à l'humanisme. Les unissent aussi leur tolérance et, en ces temps de guerres de religion, le rêve d'un retour à l'unité des chrétiens, ainsi qu'un intérêt pour la science n'excluant pas encore la magie, l'alchimie. Un archipel de la conscience européenne se constitue alors, dont le cœur est l'Allemagne. Mais la guerre de Trente Ans, qui ensanglante et divise ce pays au début du XVIIe siècle, va disperser la Rose-Croix. En France, le mouvement est mis à mal, au même moment, par l'instauration de la monarchie absolue. Richelieu se méfie beaucoup des sociétés secrètes et hétérodoxes ; Louis XIV partage cette animosité, comme le prouve sa lutte acharnée contre le jansénisme. Reste l'Angleterre, où le mouvement survit au contraire très bien, en colonisant la franc-maçonnerie écossaise au cours du XVIIe siècle.
E. : La franc-maçonnerie, si elle l'a jamais été, cesse d'être un contre-pouvoir à la fin du XIXe siècle, avec la victoire de la démocratie. Quelles sont a lors les sociétés secrètes assumant ce rôle ?
A.A. : Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe émerge une nouvelle génération de sociétés secrètes. C'est en Allemagne, par exemple, la Société de Thulé, païenne et antisémite, dont Hitler a peut-être été membre aux débuts du nazisme ; dans la France de la Belle Époque pullulent des sociétés ésotériques, autour de personnalités atypiques comme l'abbé Boullanou Stanislas de Guaita. Toujours en France, dès 1900, apparaissent des sociétés désireuses de constituer une contre-maçonnerie pour s'opposer à l'hégémonie du radicalisme. De là sont nés, dans les années 1930, le mythe de la Synarchie, complot sans doute largement fantasmatique, qui, inspiré du saint-simonisme, aurait voulu imposer à la France un gouvernement de technocrates, et la société secrète bien réelle qu'a été la Cagoule, groupe fasciste qui a déclaré la guerre au Front populaire et à la République.
E.: Et aujourd'hui ? Existe-t-il encore des sociétés secrètes ? On peut penser à l'Opus Dei, au sein de l’Église catholique, ou à des instances économiques occultes, comme la Trilatérale ou Bilderberg...
A.A. : L'Opus Dei est une société plus discrète que secrète, qui, née en Espagne peu avant la guerre civile, a ensuite vite noyauté le régime franquiste. Elle s'est ensuite développée en Amérique du Sud. Mais il ne faudrait pas croire que l'Opus Dei tire les ficelles dans l'ombre au sein de l’Église. Il incarne plutôt, en quelque sorte, la droite du Vatican – face notamment aux jésuites, qui en formeraient l'aile gauche sur laquelle s'est par exemple beaucoup appuyé Jean-Paul II. Quant à la Commission Trilatérale, là encore, il faut faire la part du fantasme et de la réalité. Elle a été créée, en 1973, par David Rockefeller et Henry Kissinger comme un club de personnalités venues des États-Unis, d'Europe occidentale et du Japon. Ses membres étaient certes très nombreux au sein du cabinet de Jimmy Carter, mais il n'y a eu que les services soviétiques pour prétendre que la Trilatérale ourdissait un complot capitaliste... Aujourd'hui, Internet a pris le relais, laissant libre cours à la logorrhée des complotistes et paranoïaques de tout poil. Mais il s'agit, encore une fois, à l'instar du groupe Bilderberg, dont est d'ailleurs issue la Trilatérale, d'une société discrète, non secrète, d'un lieu de discussion entre personnalités. J'ai eu la chance, pour ma part, d'être invité en 2003 à l'une des réunions du groupe Bilderberg, qui se tiennent chaque année depuis 1954. J'y ai rencontré des personnalités américaines comme Richard Perle et Paul Wolfowitz. Depuis, je peux les appeler quand je le souhaite et ils me répondront, simplement parce que j'ai participé à cette conférence en leur compagnie. Bilderberg est donc un puissant réseau de personnalités représentant ce que j'appellerais l' « esprit atlantiste ». Les participants à ces conférences sont tenus au secret sur ce qui s'y dit. Pour autant, il ne s'agit certainement pas d'une société secrète, encore moins de la main armée des puissances de l'argent.
Propos recueillis par Caroline Brun et Charles Giol pour l'Express.
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Secret et discrétion...
Interview d'un franc-maçon infiltré dans les médias
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