Pouvoir et utopie

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Avant de terminer cette étude nous devons encore nous intéresser à un aspect original des sociétés utopiques, et en partie dystopiques, la relation au pouvoir. Bien entendu nous avons plus ou moins abordé la question tout au long de ces pages, mais sans l’éclairage particulier que nous allons maintenant présenter. Nous remarquons que dans les sociétés utopiques et en partie dans les dystopies il n’existe pas de classes sociales, mais seulement un pouvoir unique et disons le, un peuple « uniforme ». Dans les dystopies la situation est nette, le pouvoir c’est l’élite dominante, et le peuple c’est le reste. Dans les utopies nous trouvons la même répartition à la différence que les intentions des uns et des autres ne sont pas les mêmes. Cependant il serait un peu rapide de croire que les utopiens vivent dans une démocratie. En effet les députations populaires sont bien des fonctions électives, mais ce n’est pas le cas des instances dirigeantes inamovibles qui échappent au contrôle et à la sanction populaire (sauf abus). De ce fait le peuple n’a aucune véritable influence sur son destin, et les députations se limitent à la surveillance de la bonne exécution de la coutume érigée en loi. En utopie d’ailleurs la loi semble figée à jamais du fait qu’elle est par sa perfection arrivée à offrir une sorte de recette magique qui garantit le maintient de la société dans son état privilégié de béatitude. La caste des maîtres elle-même limite son rôle à un gardiennage du dogme. Par certains côtés le monde d’utopie fonctionne comme une secte qui aurait remplacé son Dieu par un ensemble de préceptes et de rituels propitiatoires. Comme nous l’avons maintes fois signalé, dans ces conditions les utopies sont menacées de sclérose, même si pour donner au peuple un semblant d’influence sur son destin l’accent est mis sur le travail, l’éducation ou encore les loisirs pour y pratiquer un perfectionnement socialement valorisant.


Cette particularité typique du contexte utopien, la carence de classe sociale, provient en partie de l’absence de propriété privée qui reste l’élément formateur de ces classes sociales. Sans propriété privée il devient impossible de fixer les critères permettant de classer les appartenances, à moins bien entendu de se référer à d’autre repères sélectifs comme la hiérarchie dans le clan ou le parti ce qui revient à une forme de propriété privée. Mais avant d’aller plus avant nous devons préciser notre point de vue sur le sujet des classes sociales. Dans une société organisée et pacifiée il n’existe pas de lutte des classes. La lutte des classes n’intervient qu’à l’ occasion de certaines opportunités lorsqu’il s’agit pour une classe ou un système de prendre le pouvoir à d’autres. Par exemple le communisme a chassé la monarchie pour donner le pouvoir aux classes populaires, ou encore la révolution française a transféré les pouvoirs monarchiques à une bourgeoisie privilégiée. Une fois installé, ce nouvel ordre hiérarchique est entériné par les habitudes et ne sera remis en question qu’à une prochaine occasion. Entre les deux il n’existe plus de guerre de classe, mais en revanche il existe une forme substituée et sournoise du principe, la guerre à l’intérieur d’une même classe. Nous y reviendrons.

Avant il nous faut encore aborder un aspect souvent ignoré de l’organisation des sociétés, la répartition des hiérarchies de systèmes. Dit plus clairement, dans la construction politico-sociale du groupe, c’est ou le pouvoir politique, ou économique, ou religieux, ou social, ou familial (monarchie héréditaire) qui domine l’ensemble des systèmes de pouvoirs. Dans le communisme par exemple l’économie et le social étaient sous la domination du pouvoir politique. De ce fait l’aisance économique dépendait grandement des avantages en nature titrés de sa position dans l’échelle hiérarchique du parti. Dans nos démocraties la maitrise appartenait à une collusion politico-économique jusqu’à ce que l’ultralibéralisme complote pour mettre l’économie en tête de liste. Le pouvoir qui détiendra la première place sera le véritable pouvoir répartiteur de toutes les richesses avantages et privilèges, et tous les autres systèmes devront lui faire révérence. Alors la question qui se pose est de savoir quel est dans une société utopique le premier pouvoir ?

Avançons encore avant de tenter une réponse.

La lutte des classes n’est faite que pour changer les maîtres. Ceci étant fait il n’existe plus de lutte de classe à temps complet, mais en revanche de façon permanente il existe bien une lutte à l’intérieur d’une même classe sociale. Cette classe sociale en plus d’établir l’échelle des hiérarchies à l’intérieur des groupes, fixe pour chaque classe bien précise les limites inférieures et supérieures, considérées par chacun comme étant incluses dans le champ de leur possible. Nous nous expliquons.

L’ouvrier tourneur n’observera la dernière Mercédès grand luxe de son directeur garée sur le parking réservé que pour en admirer les lignes, mais ne se sentira que peu concerné par cet affichage ostentatoire de disparités, sauf s’il vient de se voir refuser cinquante euros d’augmentation . En revanche un sentiment de jalousie et même de rage contenue va apparaître en voyant sortir son collègue de sa nouvelle C3, ou son chef d’équipe de sa nouvelle C4 alors que lui traine toujours sa Xsara de dix ans d’âge. Illogique ! Mais la raison en est que son patron est hors de son champ de ses possibles. Il est devenu une sorte de concept virtuel qui navigue dans des niveaux de ressources, de cultures, d’habitudes, de savoir faire, que lui, ouvrier ne sera jamais en position d’atteindre ou de maitriser. Son collègue en revanche fait partie de cette portion non virtuelle de la réalité qui se détermine par un ensemble de situations qu’il est possible d’atteindre dans le cadre de ressources, habitudes, mœurs, et environnement qui nous sont coutumiers et qui dans leur ensemble constituent justement notre classe sociale.

C’est dans la limite de cette zone que l’on va rechercher les indices de satisfaction ou de déception sur lesquels nous allons évaluer et apprécier notre positon hiérarchique et notre réussite à l’intérieur de notre zone de comparaison qui est cette toujours fameuse classe sociale. C’est grâce à ce système compensatoire que l’injustice sociale et économique est supportée par le corps social. Tant que les individus sont maintenus dans leurs limites construites en amont par l’éducation scolaire et le milieu social de naissance, et en aval principalement par le travail, la paix sociale est assurée.

Ainsi en plus de notre question sur la hiérarchie des systèmes nous devons maintenant nous demander ce qu’il en est alors des sociétés utopique dans lesquelles le jeu régulateur des classes sociales n’existe pas. Bien entendu la société utopique pourrait être une classe en soi, mais dans ce cas nous devrions retrouver le jeu des convoitises et jalousies internes qui permettent dans le monde réel de compenser. Mais ici il n’existe toujours pas de propriété privée ni de système de substitution pour établir les échelles de valeur, et le naturel désir de s’émanciper de sa caste pour atteindre un jour la classe du dessus est irréalisable.

Pour sortir de cette réflexion nous devons admettre que la société utopique ne fonctionne pas comme une somme d’individus à ambition variable, mais comme un corps unique organisé de façon à faire bloc, un peu comme une fourmilière. C’est en ce sens comme nous l’avons déjà vu que l’utopie ne peut exister qu’en milieu fermé, une ile, un village de Guaranis, un hôpital-pueblo, une cité du soleil, ou Auroville. En effet la société se comporte comme une classe unique et se confronte en temps que tel au monde qui lui est extérieur et qui ne lui sert pas seulement de déversoir, mais de classe comparative avec laquelle il n’est surtout pas bon de se mélanger. C’est aussi pour cette raison comme nous l’avons souvent fait remarquer que les expériences utopiques vont dans le mur, parce qu’elles refusent en figeant leurs lois dans le dogme et leurs rapports sociaux dans la glace, cette capacité à ce confronter, se concurrencer et surtout de se remettre en cause pour trouver les véritables chemins de l’évolution. En éliminant en quelque sorte toute classe concurrente les utopies ne permettent plus la circulation entre classe qui en passant par le risque des destitutions permet le jeu des promotions. Nous constatons que quel que soit l’angle d’approche, avec les utopies nous en arrivons toujours au même constat.

Maintenant avant de conclure il nous faut répondre à cette question laissée en suspens, quel est le système dominant en utopie ? En cherchant bien nous ne trouvons rien d’autre que le dogme, autrement dit une loi immuable, inabordable, étouffante, et surtout anonyme, un dictat gravé dans le marbre d’une tombe qui ne permet plus le jeu naturel des échanges et entraîne l’utopie vers son trépas. Les dystopies ne diffèrent pas tellement sur tous ces points. En revanche par l’opposition entre élite et populace le jeu des classes se rétablit et avec lui la potentielle concurrence salvatrice. De plus les dystopies par l’existence même de ses oppositions systémiques, réinstallent aussi la hiérarchie des systèmes de pouvoir, dont le pouvoir dominant sera au choix, politique, économique, religieux, ou même eugéniste selon le prétexte de cohésion qui sera choisi. Sur ces éléments, encore une fois nous comprenons que ce qui fait le succès des dystopie, c’est qu’elles utilisent les mêmes recettes de domination et de contraintes que notre réalité, et ce qui fait l’échec des utopies est justement qu’elles ont la prétention de s’exonérer de ces méthodes alors que le passage à l’expérimentation démontre qu’il s’agit là d’une illusion . Mais après tout n’est ce pas devenu à l’usage une part de la définition du mot utopie lui-même.

Conclusion

L'Utopia de Thomas More était devenue une île. La similitude de racine avec le mot « isolé » est significative. L’expérience démontre que toute réalisation utopique ne peut se faire que dans un espace limité, isolé, afin de permettre de déverser les « surplus » chez les voisins. De même cette limitation dans l’espace ne peut échapper à celle du temps. L’utopie ne peut durer que dans un temps suspendu et privé de toute évolution ce que jamais notre réalité n’autorise. Le monde de l’utopie veut laver plus propre et confie l’élimination de ses déchets à des races bannies des privilèges recréant ainsi loin de ses iles et de ses regards une société asservie à ses besoin et son confort, et ceci selon une méthode toute contre-utopique.

Bienvenue en Utopia.

Source : http://avatarpage.net



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