
Une première version
Après avoir longuement discuté de la nature des deux personnages à travers deux possibilités de lecture du terme introduisant les deux anges (al-malakayn : « les deux anges » ou al-malikayn : « les deux rois »), la première version se présente ainsi :Muḥammad b. Baššār nous a rapporté que Maʿāḏ b. Hišām nous a rapporté que son père lui a rapporté d'après Qatāda, qu'Abū Šuʿba l-ʿAdawī pendant les funérailles de Yūnus b. Ǧabīr Abū Ġallāb, d'après Ibn ʿAbbās, a dit :
Dieu ouvrit le ciel aux anges pour qu'ils observent les œuvres des fils d'Adam sur terre. Lorsqu'ils les virent commettre des fautes, ils dirent : « Ô Seigneur, ceux-là, les fils d'Adam que Tu as créés de Ta main, devant lesquels Tes anges se sont prosternés, à qui Tu as appris les noms de toute chose, voilà qu'ils commettent des fautes ! »
Il répondit : « S'agissant de vous, si vous étiez à leur place, vous agiriez comme eux. »
Ils dirent alors : « Gloire à Toi ! Cela ne nous est pas possible ! »
Ils reçurent l'ordre de choisir qui descendrait sur la terre. Ils choisirent Hārūt et Mārūt. Ils descendirent sur terre et il leur fut rendu licite tout ce qu'il y avait, sauf d'associer quelque chose à Dieu, de voler, de commettre l'adultère, de boire du vin ou de tuer une personne injustement. Ils se montrèrent fermes jusqu'à ce qu'une femme se présentât à eux dont la moitié de la beauté lui avait été impartie. Elle s'appelait Bīḏuḫt. Quand ils la virent, ils voulurent commettre l'adultère avec elle.
Elle [leur] rétorqua : « Non, à moins que vous ne donniez un associé à Dieu, que vous ne buviez du vin, que vous ne tuiez quelqu'un et que vous ne vous prosterniez devant cette idole ! »
Ils répondirent : « Nous ne pouvons rien associer à Dieu. »
Mais l'un des deux dit à l'autre : « Retourne la voir ! ».
Elle dit : « Non, à moins que vous ne buviez du vin ».
Et ils burent jusqu'à être ivres. Un mendiant se présenta à eux et ils le tuèrent. Lorsqu'ils commirent le mal, Dieu ouvrit [de nouveau] le ciel à ses anges.
Ils dirent : « Gloire à Toi ! Tu étais plus savant ! »
Dieu révéla alors à Salomon, fils de David, qu'ils avaient eu le choix entre un châtiment ici-bas ou dans l'au-delà. Ils choisirent le châtiment d'ici-bas. Ils furent enchaînés des chevilles jusqu'au cou, comme des chameaux, et déposés à Babylone.
Une seconde version de l'histoire
Cette version est la plus classique des interprétations. Bīduḫt devient ainsi sous la plume du bibliographe Ibn al-Nadīm (936-995 ou 998) la « fille d'Iblīs », initiatrice de la « voie blâmable » en terme de magie. C'est une seconde version de l'histoire qui contient tous les éléments permettant ce rapprochement effectué par Georges Dumézil :Mūsā b. Harūn m'a rapporté que ʿAmr nous a rapporté qu'Asbāṭ nous a rapporté d'après al-Suddī : Dans l'affaire de Hārūt et Mārūt, [ceux-ci] médisaient contre les habitants de la terre sur leurs prescriptions légales. On leur dit : « J'ai donné au fils d'Adam dix appétits, et c'est par ces appétits qu'ils Me désobéissent. »
Hārūt et Mārūt dirent : « Ô notre Seigneur ! Si Tu nous donnais ces appétits puis nous faisais descendre, nous gouvernerions avec justice. »
Il leur dit : « Descendez ! Je vous ai donné ces dix appétits, et gouvernez parmi les hommes. »
Ils descendirent à Babylone du Mont Damavand. Ils gouvernaient, jusqu'à ce qu'arrive le soir et qu'ils remontent, et quand c'était le matin, ils redescendaient. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce qu'une femme vienne à eux se plaindre de son mari. Sa beauté les émerveilla. Son nom était en arabe al-Zuhara, en nabatéen Bīḏuḫt et son nom en persan était Anāhīḏ. L'un d'eux dit à son compagnon : « Comme elle me plaît ! »
L'autre dit : « Je voulais t'en faire part, mais j'avais honte devant toi ! »
L'autre dit : « Voudrais-tu que je le lui dise ? ».
Il répondit : « Oui, mais comment ferons-nous avec le châtiment de Dieu ? »
L'autre dit : « Nous espérons la miséricorde de Dieu ! »
Quand elle vint se plaindre de son mari, ils lui firent part de [leur attirance].
Elle répondit : « Non, jusqu'à ce que vous rendiez un jugement en ma faveur contre mon mari. »
Ils rendirent donc pour elle un jugement contre son mari. Elle leur donna un rendez-vous dans des ruines où ils viendraient la retrouver. Ils l'y retrouvèrent.
Quand l'un des deux voulut faire l'amour avec elle, elle dit : « Je ne le ferai pas jusqu'à ce que vous m'informiez des mots par lesquels vous montez au ciel et par quels mots vous en descendez. »
Ils l'en informèrent.
Elle les prononça et monta.
[Mais] Dieu lui fit oublier [le mot] par lequel elle [pouvait] descendre et elle resta à sa place. Dieu la changea en astre. Chaque fois que ʿAbd Allāh b. ʿUmar la voyait, il la maudissait et disait : « C'est celle qui a séduit Hārūt et Mārūt ! »
Lorsque ce fut la nuit, ils voulurent monter mais ils ne le purent, ils se savaient perdus. On leur donna le choix entre un châtiment d'ici-bas ou dans l'au-delà, et ils choisirent le châtiment ici-bas à celui de l'au-delà. Ils furent suspendus à Babylone et se mirent à tenir aux hommes leur discours, et c'était de la magie (al-siḥr).
L'association de Babylone au Mont Damavand situe clairement l'origine de cet épisode dans les récits mythiques de la Perse : c'est dans le Mont Damavand (Dunbāwand) que le roi-sorcier al-Ḍaḥḥāk fut enchaîné par Afrīdūn, c'est aussi dans cette montagne qu'aurait été enfermé Ṣaḫr, le djinn qui aurait dérobé l'anneau de Salomon.
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