Des origines iraniennes ou indiennes

Légende de Harut et Marut
Concernant Hārūt et Mārūt, leur unique occurrence a fait couler beaucoup d'encre. Constant Hamès adhère à l'hypothèse de Georges Dumézil (1898-1986), qui voyait en Hārūt et Mārūt un emprunt à la civilisation iranienne et indienne. En effet, Hārūt et Mārūt seraient une déformation de Haurvatât et Ameretât, deux entités représentant respectivement la santé et la vie. De plus, Georges Dumézil évoque les couples de jumeaux mythologiques védiques, en soulignant que l'un des deux jumeaux finit avec une distinction des fonctions entre la guerre et la divination. Nous trouvons en effet dans l'exégèse d'al-Ṭabarī deux commentaires sur l'histoire de Hārūt et Mārūt.


Une première version

Après avoir longuement discuté de la nature des deux personnages à travers deux possibilités de lecture du terme introduisant les deux anges (al-malakayn : « les deux anges » ou al-malikayn : « les deux rois »), la première version se présente ainsi :

Muḥammad b. Baššār nous a rapporté que Maʿāḏ b. Hišām nous a rapporté que son père lui a rapporté d'après Qatāda, qu'Abū Šuʿba l-ʿAdawī pendant les funérailles de Yūnus b. Ǧabīr Abū Ġallāb, d'après Ibn ʿAbbās, a dit :

Dieu ouvrit le ciel aux anges pour qu'ils observent les œuvres des fils d'Adam sur terre. Lorsqu'ils les virent commettre des fautes, ils dirent : « Ô Seigneur, ceux-là, les fils d'Adam que Tu as créés de Ta main, devant lesquels Tes anges se sont prosternés, à qui Tu as appris les noms de toute chose, voilà qu'ils commettent des fautes ! »
Il répondit : « S'agissant de vous, si vous étiez à leur place, vous agiriez comme eux. »
Ils dirent alors : « Gloire à Toi ! Cela ne nous est pas possible ! »

Ils reçurent l'ordre de choisir qui descendrait sur la terre. Ils choisirent Hārūt et Mārūt. Ils descendirent sur terre et il leur fut rendu licite tout ce qu'il y avait, sauf d'associer quelque chose à Dieu, de voler, de commettre l'adultère, de boire du vin ou de tuer une personne injustement. Ils se montrèrent fermes jusqu'à ce qu'une femme se présentât à eux dont la moitié de la beauté lui avait été impartie. Elle s'appelait Bīḏuḫt. Quand ils la virent, ils voulurent commettre l'adultère avec elle.

Elle [leur] rétorqua : « Non, à moins que vous ne donniez un associé à Dieu, que vous ne buviez du vin, que vous ne tuiez quelqu'un et que vous ne vous prosterniez devant cette idole ! »
Ils répondirent : « Nous ne pouvons rien associer à Dieu. »

Mais l'un des deux dit à l'autre : « Retourne la voir ! ».
Elle dit : « Non, à moins que vous ne buviez du vin ».

Et ils burent jusqu'à être ivres. Un mendiant se présenta à eux et ils le tuèrent. Lorsqu'ils commirent le mal, Dieu ouvrit [de nouveau] le ciel à ses anges.

Ils dirent : « Gloire à Toi ! Tu étais plus savant ! »

Dieu révéla alors à Salomon, fils de David, qu'ils avaient eu le choix entre un châtiment ici-bas ou dans l'au-delà. Ils choisirent le châtiment d'ici-bas. Ils furent enchaînés des chevilles jusqu'au cou, comme des chameaux, et déposés à Babylone.

Une seconde version de l'histoire

Cette version est la plus classique des interprétations. Bīduḫt devient ainsi sous la plume du bibliographe Ibn al-Nadīm (936-995 ou 998) la « fille d'Iblīs », initiatrice de la « voie blâmable » en terme de magie. C'est une seconde version de l'histoire qui contient tous les éléments permettant ce rapprochement effectué par Georges Dumézil :

Mūsā b. Harūn m'a rapporté que ʿAmr nous a rapporté qu'Asbāṭ nous a rapporté d'après al-Suddī : Dans l'affaire de Hārūt et Mārūt, [ceux-ci] médisaient contre les habitants de la terre sur leurs prescriptions légales. On leur dit : « J'ai donné au fils d'Adam dix appétits, et c'est par ces appétits qu'ils Me désobéissent. »

Hārūt et Mārūt dirent : « Ô notre Seigneur ! Si Tu nous donnais ces appétits puis nous faisais descendre, nous gouvernerions avec justice. »
Il leur dit : « Descendez ! Je vous ai donné ces dix appétits, et gouvernez parmi les hommes. »
Ils descendirent à Babylone du Mont Damavand. Ils gouvernaient, jusqu'à ce qu'arrive le soir et qu'ils remontent, et quand c'était le matin, ils redescendaient. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce qu'une femme vienne à eux se plaindre de son mari. Sa beauté les émerveilla. Son nom était en arabe al-Zuhara, en nabatéen Bīḏuḫt et son nom en persan était Anāhīḏ. L'un d'eux dit à son compagnon : « Comme elle me plaît ! »

L'autre dit : « Je voulais t'en faire part, mais j'avais honte devant toi ! »
L'autre dit : « Voudrais-tu que je le lui dise ? ».
Il répondit : « Oui, mais comment ferons-nous avec le châtiment de Dieu ? »
L'autre dit : « Nous espérons la miséricorde de Dieu ! »

Quand elle vint se plaindre de son mari, ils lui firent part de [leur attirance].

Elle répondit : « Non, jusqu'à ce que vous rendiez un jugement en ma faveur contre mon mari. »

Ils rendirent donc pour elle un jugement contre son mari. Elle leur donna un rendez-vous dans des ruines où ils viendraient la retrouver. Ils l'y retrouvèrent.

Quand l'un des deux voulut faire l'amour avec elle, elle dit : « Je ne le ferai pas jusqu'à ce que vous m'informiez des mots par lesquels vous montez au ciel et par quels mots vous en descendez. »
Ils l'en informèrent.
Elle les prononça et monta.

[Mais] Dieu lui fit oublier [le mot] par lequel elle [pouvait] descendre et elle resta à sa place. Dieu la changea en astre. Chaque fois que ʿAbd Allāh b. ʿUmar la voyait, il la maudissait et disait : « C'est celle qui a séduit Hārūt et Mārūt ! »

Lorsque ce fut la nuit, ils voulurent monter mais ils ne le purent, ils se savaient perdus. On leur donna le choix entre un châtiment d'ici-bas ou dans l'au-delà, et ils choisirent le châtiment ici-bas à celui de l'au-delà. Ils furent suspendus à Babylone et se mirent à tenir aux hommes leur discours, et c'était de la magie (al-siḥr).

L'association de Babylone au Mont Damavand situe clairement l'origine de cet épisode dans les récits mythiques de la Perse : c'est dans le Mont Damavand (Dunbāwand) que le roi-sorcier al-Ḍaḥḥāk fut enchaîné par Afrīdūn, c'est aussi dans cette montagne qu'aurait été enfermé Ṣaḫr, le djinn qui aurait dérobé l'anneau de Salomon.
 

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