La légende de Harut et Marut

Hârût et Mârût


Prenez garde au monde : il est
plus enchanteur que Hārūt et Mārūt
 


Hadith du Prophète

Concernant l'origine du mot sihr il existe trois types de versets qui peuvent être distingués.

Un unique verset du Coran évoque l'origine et la nature de la magie. Il s'agit du verset II, 96/102 :

Ils ont suivi ce que communiquaient les Démons, sous le règne de Salomon.
Salomon ne fut point infidèle, mais les démons furent infidèles.
Ils enseignaient aux Hommes la sorcellerie (siḥr) et ce qu'on avait fait descendre,
à Babylone, sur les deux anges, Hārūt et Mārūt.
Ceux-ci n'instruisaient personne avant de [lui] dire :
"Nous sommes seulement une tentation. Ne sois point impie !"
[Les démons] apprenaient de [Hārūt et Mārūt] ce qui sème la désunion entre le mari
et son épouse – [les Démons] ne se trouvent nuire à personne, par cela,
sauf avec la permission de Dieu –, ils apprenaient ce qui leur nuisait ni ne leur était profitable.
[Les Fils d'Israël] apprirent que ceux qui ont acheté [l'art de tenter autrui] n'ont
nulle part en la [Vie] Dernière. Certes, quel détestable troc ils ont fait pour eux-mêmes !
Ah ! S'ils se trouvaient savoir !

Régis Blachère (1900-1973), dans sa traduction, précise que la forme initiale du verset ne se compose que de la première phrase, le reste étant venu postérieurement allonger le verset. Il émet l'hypothèse qu'il s'agit d'une réponse à une objection d'opposants israélites et note le style simple et presque familier du passage, le seul du Coran, où apparaissent les noms Hārūt et Mārūt.

Le passage coranique permet de relier différents éléments qui seront autant de leitmotivs dans la littérature magique en terre d'islam. En effet, le siḥr est ici lié à la figure de Salomon, aux anges Hārūt et Mārūt (et les anges ont une place essentielle dans la magie islamique), à Babylone, à la séparation (ici, celle des époux), etc.

 

Des origines iraniennes ou indiennes

Légende de Harut et Marut
Concernant Hārūt et Mārūt, leur unique occurrence a fait couler beaucoup d'encre. Constant Hamès adhère à l'hypothèse de Georges Dumézil (1898-1986), qui voyait en Hārūt et Mārūt un emprunt à la civilisation iranienne et indienne. En effet, Hārūt et Mārūt seraient une déformation de Haurvatât et Ameretât, deux entités représentant respectivement la santé et la vie. De plus, Georges Dumézil évoque les couples de jumeaux mythologiques védiques, en soulignant que l'un des deux jumeaux finit avec une distinction des fonctions entre la guerre et la divination. Nous trouvons en effet dans l'exégèse d'al-Ṭabarī deux commentaires sur l'histoire de Hārūt et Mārūt.

Après avoir longuement discuté de la nature des deux personnages à travers deux possibilités de lecture du terme introduisant les deux anges (al-malakayn : « les deux anges » ou al-malikayn : « les deux rois »), la première version se présente ainsi :

Muḥammad b. Baššār nous a rapporté que Maʿāḏ b. Hišām nous a rapporté que son père lui a rapporté d'après Qatāda, qu'Abū Šuʿba l-ʿAdawī pendant les funérailles de Yūnus b. Ǧabīr Abū Ġallāb, d'après Ibn ʿAbbās, a dit :

Dieu ouvrit le ciel aux anges pour qu'ils observent les œuvres des fils d'Adam sur terre. Lorsqu'ils les virent commettre des fautes, ils dirent : « Ô Seigneur, ceux-là, les fils d'Adam que Tu as créés de Ta main, devant lesquels Tes anges se sont prosternés, à qui Tu as appris les noms de toute chose, voilà qu'ils commettent des fautes ! »
Il répondit : « S'agissant de vous, si vous étiez à leur place, vous agiriez comme eux. »
Ils dirent alors : « Gloire à Toi ! Cela ne nous est pas possible ! »

Ils reçurent l'ordre de choisir qui descendrait sur la terre. Ils choisirent Hārūt et Mārūt. Ils descendirent sur terre et il leur fut rendu licite tout ce qu'il y avait, sauf d'associer quelque chose à Dieu, de voler, de commettre l'adultère, de boire du vin ou de tuer une personne injustement. Ils se montrèrent fermes jusqu'à ce qu'une femme se présentât à eux dont la moitié de la beauté lui avait été impartie. Elle s'appelait Bīḏuḫt. Quand ils la virent, ils voulurent commettre l'adultère avec elle.

Elle [leur] rétorqua : « Non, à moins que vous ne donniez un associé à Dieu, que vous ne buviez du vin, que vous ne tuiez quelqu'un et que vous ne vous prosterniez devant cette idole ! »
Ils répondirent : « Nous ne pouvons rien associer à Dieu. »

Mais l'un des deux dit à l'autre : « Retourne la voir ! ».
Elle dit : « Non, à moins que vous ne buviez du vin ».

Et ils burent jusqu'à être ivres. Un mendiant se présenta à eux et ils le tuèrent. Lorsqu'ils commirent le mal, Dieu ouvrit [de nouveau] le ciel à ses anges.

Ils dirent : « Gloire à Toi ! Tu étais plus savant ! »

Dieu révéla alors à Salomon, fils de David, qu'ils avaient eu le choix entre un châtiment ici-bas ou dans l'au-delà. Ils choisirent le châtiment d'ici-bas. Ils furent enchaînés des chevilles jusqu'au cou, comme des chameaux, et déposés à Babylone.

Cette version est la plus classique des interprétations. Bīduḫt devient ainsi sous la plume du bibliographe Ibn al-Nadīm (936-995 ou 998) la « fille d'Iblīs », initiatrice de la « voie blâmable » en terme de magie. C'est une seconde version de l'histoire qui contient tous les éléments permettant ce rapprochement effectué par Georges Dumézil :

Mūsā b. Harūn m'a rapporté que ʿAmr nous a rapporté qu'Asbāṭ nous a rapporté d'après al-Suddī : Dans l'affaire de Hārūt et Mārūt, [ceux-ci] médisaient contre les habitants de la terre sur leurs prescriptions légales. On leur dit : « J'ai donné au fils d'Adam dix appétits, et c'est par ces appétits qu'ils Me désobéissent. »

Hārūt et Mārūt dirent : « Ô notre Seigneur ! Si Tu nous donnais ces appétits puis nous faisais descendre, nous gouvernerions avec justice. »
Il leur dit : « Descendez ! Je vous ai donné ces dix appétits, et gouvernez parmi les hommes. »
Ils descendirent à Babylone du Mont Damavand. Ils gouvernaient, jusqu'à ce qu'arrive le soir et qu'ils remontent, et quand c'était le matin, ils redescendaient. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce qu'une femme vienne à eux se plaindre de son mari. Sa beauté les émerveilla. Son nom était en arabe al-Zuhara, en nabatéen Bīḏuḫt et son nom en persan était Anāhīḏ. L'un d'eux dit à son compagnon : « Comme elle me plaît ! »

L'autre dit : « Je voulais t'en faire part, mais j'avais honte devant toi ! »
L'autre dit : « Voudrais-tu que je le lui dise ? ».
Il répondit : « Oui, mais comment ferons-nous avec le châtiment de Dieu ? »
L'autre dit : « Nous espérons la miséricorde de Dieu ! »

Quand elle vint se plaindre de son mari, ils lui firent part de [leur attirance].

Elle répondit : « Non, jusqu'à ce que vous rendiez un jugement en ma faveur contre mon mari. »

Ils rendirent donc pour elle un jugement contre son mari. Elle leur donna un rendez-vous dans des ruines où ils viendraient la retrouver. Ils l'y retrouvèrent.

Quand l'un des deux voulut faire l'amour avec elle, elle dit : « Je ne le ferai pas jusqu'à ce que vous m'informiez des mots par lesquels vous montez au ciel et par quels mots vous en descendez. »
Ils l'en informèrent.
Elle les prononça et monta.

[Mais] Dieu lui fit oublier [le mot] par lequel elle [pouvait] descendre et elle resta à sa place. Dieu la changea en astre. Chaque fois que ʿAbd Allāh b. ʿUmar la voyait, il la maudissait et disait : « C'est celle qui a séduit Hārūt et Mārūt ! »

Lorsque ce fut la nuit, ils voulurent monter mais ils ne le purent, ils se savaient perdus. On leur donna le choix entre un châtiment d'ici-bas ou dans l'au-delà, et ils choisirent le châtiment ici-bas à celui de l'au-delà. Ils furent suspendus à Babylone et se mirent à tenir aux hommes leur discours, et c'était de la magie (al-siḥr).

L'association de Babylone au Mont Damavand situe clairement l'origine de cet épisode dans les récits mythiques de la Perse : c'est dans le Mont Damavand (Dunbāwand) que le roi-sorcier al-Ḍaḥḥāk fut enchaîné par Afrīdūn, c'est aussi dans cette montagne qu'aurait été enfermé Ṣaḫr, le djinn qui aurait dérobé l'anneau de Salomon.
 

Des doutes par rapport à l'origine historique

Harut et Marut
Selon le récit romanesque persan Abū Muslim Nāme, non loin du puits de Ḍaḥḥāk se trouverait une forteresse tenue par des sorciers, dont Hendese, maître (ustāḏ) des sorciers. Tous ces éléments s'inscrivent dans une longue tradition érigeant la région du Ṭabaristān (actuel nord de l'Iran), où se trouve le mont Damavand, comme la patrie des magiciens.

De nombreux éléments de la légende des Nāsatya sont communs avec les légendes que l'exégèse d'al-Ṭabarī associe à cet épisode. C'est ici, selon nous, à la fois la force et la faiblesse de la démonstration de Georges Dumézil. En effet, si on retrouve bien la légende des Nāsatya en filigrane des explications des exégètes, cette exégèse doit être resituée dans un contexte historique.

Le premier exégète qui semble avoir donné au verset cette trame narrative développée est al-Ṭabarī, originaire du Ṭabaristān, une des dernières régions à avoir été conquise par les armées musulmanes. Si l'on prend un exégète plus ancien, comme al-Hawwārī (mort vers la fin du IXe-début Xe siècle), on trouve dans son interprétation la présence de Vénus, qui « descend sous la forme de la plus belle des femmes venue se plaindre » (nazalat ʿalay-himā l-Zuhara fī ṣūrat aḥsan imraʾa tuḫāṣimu).

L'anecdote est mentionnée en substance une seconde fois sous l'autorité de ʿAlī b. Abī Ṭālib (mort en 661). C'est également à lui qu'est attribuée un peu plus loin l'association à Anāhīḏ. On ne trouve cependant pas trace de la trame narrative développée du récit d'al-Ṭabarī qui permet le rapprochement avec les jumeaux.

 

Un des thèmes du Livre d'Hénoch

Légende de Harut et Marut
Ainsi, cette légende indo-persane a pu servir de base, par l'intermédiaire judéo-chrétien. En effet, l'idée des anges à l'origine de la magie n'est pas apparue avec le Coran dans l'histoire des monothéismes. Il s'agit également d'un thème majeur du Livre d'Hénoch, récits apocryphes rédigés au début de l'ère chrétienne racontant les tribulations du prophète Hénoch (identifié à Idrīs dans le Coran), grand-père de Noé, dans les sphères célestes et infernales.

Ce livre raconte, entre autres, la chute sur terre de nombreux anges qui se rebellèrent et semèrent le chaos jusqu'à ce que les anges restés fidèles à Dieu les combattent et les vainquent.

Le Livre d'Hénoch est connu à travers trois versions principales : une grecque, une hébraïque et une éthiopienne.

Cette dernière version a circulé longtemps, jusqu'au VIe/XIIe siècle en Égypte, et il s'agit de récits dont le prophète Mahomet aurait pu avoir des échos étant donné ses contacts avec la corne de l'Afrique qui fut le lieu de la première hiǧra. L'hypothèse d'une influence judéo-chrétienne peut également être soutenue par la proximité des noms de Gog et Magog (Yāǧūǧ wa-Māǧūǧ), personnages issus de la Bible mais dont le thème a abondamment été développé par la littérature chrétienne syriaque.

L'influence de cette littérature chrétienne (qui ne fait pas partie de la Bible) sur la révélation coranique a été montrée par le simple fait que le thème de la barrière érigée par Ḏū l-Qarnayn (identifié comme étant Alexandre le Grand) pour protéger l'humanité des peuples de Gog et Magog est issue de cette littérature syriaque, du Roman d'Alexandre notamment. Les exégètes eux-mêmes ont pu avoir connaissance du Livre d'Hénoch.

Voici par exemple le verset résumant les méfaits des anges déchus, qui constituent
le thème majeur développé dans cette partie de l'ouvrage :

Ceux-ci, et tous les autres avec eux, prirent des femmes ;
chacun en choisit une, et ils commencèrent à aller vers elles
et à avoir commerce avec elles,
et ils leur enseignèrent les charmes et les incantations,
et ils leur apprirent l'art de couper les racines et (la science) des arbres.

Hārūt et Mārūt n'apparaissent pas dans le Livre d'Hénoch, même si l'enseignement des arts magiques est dans ce livre intimement lié aux anges déchus.

Il est donc probable que la légende de Hārūt et Mārūt puise sa source dans une interprétation judéo-chrétienne du récit indo-persan. Dans tous les cas, cette association entre anges et magie a probablement été à l'origine de l'attribution à l'Ange Gabriel des enseignements de certaines sciences occultes comme la géomancie qu'il aurait enseignée à Ṭumṭum al-Hindī.


 
Sources :
Article tiré de la thèse : La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge par Jean-Charles Coulon



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