Les faits
La Baule-les-Pins, le 27 juin 1958, les premiers vacanciers sont là, tôt levés, traînant des parasols et des chaises pliantes, poussant vers la plage une cohorte de gamins encombrés de ballons, de seaux, de pelles et de petits bateaux.
C'est alors que les yeux d'une femme s'arrondissent et qu'un homme crie :
— Attention ! Attention !
Une jeune fille pousse un cri d'effroi. Tous les visages se tournent vers le carrefour où, comme un paquet de linge, le corps d'un vieil homme tournoie à un mètre du sol pour retomber sur l'asphalte où sa tête éclate comme une noix.
Le motocycliste qui vient de le heurter zigzague dans la rue comme un fou, perd finalement le contrôle de sa machine en heurtant le trottoir et tombe à son tour.
La foule, quelques instants figée, reflue maintenant vers le vieil homme allongé dans le sang qui jaillit en un véritable jet, si épais et si tiède qu'on le voit presque fumer dans l'air encore frais.
C'est alors que les yeux d'une femme s'arrondissent et qu'un homme crie :
— Attention ! Attention !
Une jeune fille pousse un cri d'effroi. Tous les visages se tournent vers le carrefour où, comme un paquet de linge, le corps d'un vieil homme tournoie à un mètre du sol pour retomber sur l'asphalte où sa tête éclate comme une noix.
Le motocycliste qui vient de le heurter zigzague dans la rue comme un fou, perd finalement le contrôle de sa machine en heurtant le trottoir et tombe à son tour.
La foule, quelques instants figée, reflue maintenant vers le vieil homme allongé dans le sang qui jaillit en un véritable jet, si épais et si tiède qu'on le voit presque fumer dans l'air encore frais.
Le commissaire Martin Lemaire
Pour Martin Lemaire, commissaire de La Baule-les-Pins, identifier ce cadavre, prévenir la famille, ne devrait être qu'un travail de routine. Or, il n'en sera rien, car le visage rondouillard et paisible du vieil homme recèle un étonnant secret. Martin Lemaire penche ses cheveux en brosse et sa moustache rousse sur le cadavre. En face de lui, le médecin déjà se relève :
— Il n'y a plus rien à faire, dit-il.
Dans la fourgonnette de la police, le jeune chauffard pâle et qui tremble de tous ses membres, se mord les lèvres, prêt à tourner de l'œil.
Le commissaire Lemaire, qui vient de fouiller les poches du malheureux et n'y a trouvé que quelque menue monnaie, remarque, dépité :
— Il n'y a aucun papier. Est-ce que quelqu'un le connaît ? Un petit bonhomme lève le doigt comme un écolier timide.
— C'est le vieux Martens ! dit-il, il est gardien de l'école où va mon fils.
— C'est tout ce que vous savez ?
— Oui, c'est tout.
Quelques instants plus tard, Martin Lemaire entre dans le bureau du directeur de l'école Saint-Arnolphe et lui demande :
— Reconnaissez-vous cette veste, Monsieur ?
Le directeur, jaune et maigre, fronce les sourcils :
— On dirait celle de Paul Martens !
— Il est gardien de cette école ?
— Oui, depuis quelques années.
— Vous pouvez me le décrire ?
— C'est un homme de taille moyenne, la soixantaine passée, au visage rond, l'air assez sévère. Il n'a plus beaucoup de cheveux. Je ne sais quoi vous dire d'autre, sinon qu'il porte souvent un nœud papillon. Il lui est arrivé quelque chose ?
— Il est mort, renversé par un motocycliste. Vous connaissez sa famille ?
— Non, je crois qu'il est seul au monde. Mais je peux vous donner son adresse. Je pense que madame Lesueure, la boulangère, le connaît mieux ; il a été son chauffeur-livreur pendant des années.
— Il n'y a plus rien à faire, dit-il.
Dans la fourgonnette de la police, le jeune chauffard pâle et qui tremble de tous ses membres, se mord les lèvres, prêt à tourner de l'œil.
Le commissaire Lemaire, qui vient de fouiller les poches du malheureux et n'y a trouvé que quelque menue monnaie, remarque, dépité :
— Il n'y a aucun papier. Est-ce que quelqu'un le connaît ? Un petit bonhomme lève le doigt comme un écolier timide.
— C'est le vieux Martens ! dit-il, il est gardien de l'école où va mon fils.
— C'est tout ce que vous savez ?
— Oui, c'est tout.
Quelques instants plus tard, Martin Lemaire entre dans le bureau du directeur de l'école Saint-Arnolphe et lui demande :
— Reconnaissez-vous cette veste, Monsieur ?
Le directeur, jaune et maigre, fronce les sourcils :
— On dirait celle de Paul Martens !
— Il est gardien de cette école ?
— Oui, depuis quelques années.
— Vous pouvez me le décrire ?
— C'est un homme de taille moyenne, la soixantaine passée, au visage rond, l'air assez sévère. Il n'a plus beaucoup de cheveux. Je ne sais quoi vous dire d'autre, sinon qu'il porte souvent un nœud papillon. Il lui est arrivé quelque chose ?
— Il est mort, renversé par un motocycliste. Vous connaissez sa famille ?
— Non, je crois qu'il est seul au monde. Mais je peux vous donner son adresse. Je pense que madame Lesueure, la boulangère, le connaît mieux ; il a été son chauffeur-livreur pendant des années.
La boulangère
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s'exclame cette brave madame Lesueure en apprenant ce qui est arrivé à son ancien employé, ce pauvre monsieur Martens...
Sa grosse poitrine se soulève d'émotion. Sa coiffure blondasse et compliquée glisse rapidement devant les baguettes dorées, les ficelles et les pains de quatre livres pour rejoindre le policier.
— Vous le connaissiez bien ? lui demande Martin Lemaire.
— Assez bien.
— Selon vous, qui faut-il prévenir ?
Madame Lesueure réfléchit, essaie de se souvenir :
— Je ne vois pas qui vous pourriez prévenir à La Baule, je pense qu'il n'a pas de famille, en tout cas pas ici ! Mais je suppose que vous trouverez des renseignements dans sa chambre.
Deux maisons plus loin, Martin Lemaire escalade un escalier étroit, la boulangère sur ses talons :
— Je n'ai pas pu le garder comme livreur, explique-t-elle, c'était trop fatigant pour lui ! Mais je lui ai laissé sa chambre.
Au troisième étage, en trois tours de clé, elle ouvre une porte et fait entrer Martin Lemaire dans une petite pièce lambrissée, proprette et sobre. Des livres : quelques romans policiers, un petit dictionnaire, un guide de la Bretagne, un attirail de pêche dans un coin, deux reproductions de toiles célèbres de Vlaminck. À part cela, rien qui puisse renseigner le policier, sinon, dans le tiroir d'un buffet, parmi quelques paperasses sans importance, une carte du combattant établie dans le département de la Seine le 5 décembre 1935. Elle porte le numéro 504660 et précise que Paul Emile Armand Martens, domicilié à l'époque rue de Neuilly à Rosny-sous-Bois, est né à Paris le 7 octobre 1895.
Étonné, le policier s'assoit sur une chaise :
— Je ne sais toujours pas qui je dois prévenir ! dit-il.
C'est alors que la boulangère, qui a un cœur d'or et ne supporte pas l'idée qu'il puisse n'y avoir personne à l'enterrement du vieil homme, se frappe le front :
— Je me souviens ! Il a un cousin ! Il s'appelle René Play et il habite à Saint-Ouen-les-Vignes ! Si vous voulez, nous retournons à la boulangerie et je vais lui téléphoner.
Pendant une demi-heure Martin Lemaire trône au milieu de la boulangerie, assis sur une chaise, tandis que madame Lesueure débordante d'activité commente pour ses clients la mort de ce pauvre monsieur Martens, actionne le tiroir-caisse, brandit ses pains et ses ficelles tout en houspillant ces demoiselles du téléphone :
— Alors ça vient ? J'attends un appel de Saint-Ouen-les-Vignes, ça me paraît bien long.
Sa grosse poitrine se soulève d'émotion. Sa coiffure blondasse et compliquée glisse rapidement devant les baguettes dorées, les ficelles et les pains de quatre livres pour rejoindre le policier.
— Vous le connaissiez bien ? lui demande Martin Lemaire.
— Assez bien.
— Selon vous, qui faut-il prévenir ?
Madame Lesueure réfléchit, essaie de se souvenir :
— Je ne vois pas qui vous pourriez prévenir à La Baule, je pense qu'il n'a pas de famille, en tout cas pas ici ! Mais je suppose que vous trouverez des renseignements dans sa chambre.
Deux maisons plus loin, Martin Lemaire escalade un escalier étroit, la boulangère sur ses talons :
— Je n'ai pas pu le garder comme livreur, explique-t-elle, c'était trop fatigant pour lui ! Mais je lui ai laissé sa chambre.
Au troisième étage, en trois tours de clé, elle ouvre une porte et fait entrer Martin Lemaire dans une petite pièce lambrissée, proprette et sobre. Des livres : quelques romans policiers, un petit dictionnaire, un guide de la Bretagne, un attirail de pêche dans un coin, deux reproductions de toiles célèbres de Vlaminck. À part cela, rien qui puisse renseigner le policier, sinon, dans le tiroir d'un buffet, parmi quelques paperasses sans importance, une carte du combattant établie dans le département de la Seine le 5 décembre 1935. Elle porte le numéro 504660 et précise que Paul Emile Armand Martens, domicilié à l'époque rue de Neuilly à Rosny-sous-Bois, est né à Paris le 7 octobre 1895.
Étonné, le policier s'assoit sur une chaise :
— Je ne sais toujours pas qui je dois prévenir ! dit-il.
C'est alors que la boulangère, qui a un cœur d'or et ne supporte pas l'idée qu'il puisse n'y avoir personne à l'enterrement du vieil homme, se frappe le front :
— Je me souviens ! Il a un cousin ! Il s'appelle René Play et il habite à Saint-Ouen-les-Vignes ! Si vous voulez, nous retournons à la boulangerie et je vais lui téléphoner.
Pendant une demi-heure Martin Lemaire trône au milieu de la boulangerie, assis sur une chaise, tandis que madame Lesueure débordante d'activité commente pour ses clients la mort de ce pauvre monsieur Martens, actionne le tiroir-caisse, brandit ses pains et ses ficelles tout en houspillant ces demoiselles du téléphone :
— Alors ça vient ? J'attends un appel de Saint-Ouen-les-Vignes, ça me paraît bien long.
Le cousin
Saint-Ouen-les-Vignes est un tout petit village et René Play n'ayant pas le téléphone, il a fallu le chercher pour lui demander de venir à la poste. Dès que le cousin est enfin en ligne, le mystère commence, pour tout le monde :
— Voulez-vous répéter, dit René Play, le cousin, à la boulangère, je ne comprends pas.
— Comment vous ne comprenez pas ! Je vous dis que votre pauvre cousin Martens a été renversé par un motocycliste et qu'il est mort !
— Mon cousin Martens ?
René Play reste quelques instants silencieux au bout du fil, puis répète :
— Non vraiment, je ne comprends pas, dit-il enfin. Mon cousin Paul Martens est mort depuis quatorze ans.
Chez la boulangère, l'émotion fait place à l'agacement :
— Mais pas du tout, il est mort ce matin !
— Vous devez vous tromper de cousin ! Comment voulez-vous que ce pauvre Martens soit mort à nouveau puisqu'il a été tué en 1944 lors du bombardement de Brest !
— Vous êtes sûr ?
— Absolument ! Et vous, vous êtes sûre que c'est Paul Martens ?
— Évidemment, je le connais depuis plus de dix ans !
Comme le cousin et la boulangère ne parviennent pas à se mettre d'accord, Martin Lemaire prend le téléphone et demande à René Play de venir le plus rapidement possible à La Baule.
— Je serai là demain, promet le cousin en raccrochant.
L'Ouest Républicain hier soir, puis la presse parisienne ce matin ayant publié l'information, le 28 juin à 9 heures, plusieurs journalistes se pressent dans le couloir devant le bureau du commissaire, où vient d'entrer René Play, grand escogriffe, mécanicien de son métier, accompagné d'une sorte de géant chevelu.
Le cousin désigne le géant au commissaire :
— Je vous présente monsieur Zimmerman. Il est le neveu de Paul Martens.
— Donc, remarque le commissaire, contrairement à ce qu'il a toujours prétendu, Paul Martens n'était pas du tout seul au monde.
— Seul au monde ? Vous voulez rire ! s'exclame le géant Zimmerman. Il a une fille à Roissy près de Paris, un fils dans le nord de la France et, quelque part, une seconde femme ; sa première étant morte en 1924.
Le commissaire sort un bloc et un stylo :
— Parfait. C'est tout ce que je voulais savoir. Donnez-moi l'adresse de sa femme, que je la prévienne.
— Attendez, monsieur le commissaire ! Vous ne pouvez pas faire ça !
— Et pourquoi donc ?
— Mettez-vous à la place de ma malheureuse tante... Cela va lui faire un choc d'apprendre que son mari est mort une deuxième fois !
— Voulez-vous répéter, dit René Play, le cousin, à la boulangère, je ne comprends pas.
— Comment vous ne comprenez pas ! Je vous dis que votre pauvre cousin Martens a été renversé par un motocycliste et qu'il est mort !
— Mon cousin Martens ?
René Play reste quelques instants silencieux au bout du fil, puis répète :
— Non vraiment, je ne comprends pas, dit-il enfin. Mon cousin Paul Martens est mort depuis quatorze ans.
Chez la boulangère, l'émotion fait place à l'agacement :
— Mais pas du tout, il est mort ce matin !
— Vous devez vous tromper de cousin ! Comment voulez-vous que ce pauvre Martens soit mort à nouveau puisqu'il a été tué en 1944 lors du bombardement de Brest !
— Vous êtes sûr ?
— Absolument ! Et vous, vous êtes sûre que c'est Paul Martens ?
— Évidemment, je le connais depuis plus de dix ans !
Comme le cousin et la boulangère ne parviennent pas à se mettre d'accord, Martin Lemaire prend le téléphone et demande à René Play de venir le plus rapidement possible à La Baule.
— Je serai là demain, promet le cousin en raccrochant.
L'Ouest Républicain hier soir, puis la presse parisienne ce matin ayant publié l'information, le 28 juin à 9 heures, plusieurs journalistes se pressent dans le couloir devant le bureau du commissaire, où vient d'entrer René Play, grand escogriffe, mécanicien de son métier, accompagné d'une sorte de géant chevelu.
Le cousin désigne le géant au commissaire :
— Je vous présente monsieur Zimmerman. Il est le neveu de Paul Martens.
— Donc, remarque le commissaire, contrairement à ce qu'il a toujours prétendu, Paul Martens n'était pas du tout seul au monde.
— Seul au monde ? Vous voulez rire ! s'exclame le géant Zimmerman. Il a une fille à Roissy près de Paris, un fils dans le nord de la France et, quelque part, une seconde femme ; sa première étant morte en 1924.
Le commissaire sort un bloc et un stylo :
— Parfait. C'est tout ce que je voulais savoir. Donnez-moi l'adresse de sa femme, que je la prévienne.
— Attendez, monsieur le commissaire ! Vous ne pouvez pas faire ça !
— Et pourquoi donc ?
— Mettez-vous à la place de ma malheureuse tante... Cela va lui faire un choc d'apprendre que son mari est mort une deuxième fois !
Le bombardement de Brest
Et le dénommé Zimmerman, en y ajoutant quelques détails, confirme la déclaration du cousin René Play :
— Peu de temps avant la guerre, mon oncle a quitté sa femme brusquement. Celle-ci l'a cherché pendant quatre ans, jusqu'en 1944 où elle apprenait officiellement qu'il était mort. Bien entendu, elle a voulu savoir pourquoi et comment. Le ministère des Armées lui a appris que son mari avait joué un rôle très important dans la Résistance. Chargé à ce titre, en 1944, d'une mission à Brest encore aux mains des Allemands, il y est arrivé au moment où les sirènes se mettaient à hurler : dans le cadre d'une attaque aérienne, des centaines d'avions alliés bombardaient la ville. Mon oncle Martens s'est réfugié dans un abri qui allait être complètement écrasé sous les bombes. Parmi des centaines de cadavres, son corps a été identifié sans l'ombre d'un doute, grâce aux documents qu'il portait. Paul Martens est enterré sous son nom au cimetière de Thiais dans les environs de Paris. Il a été cité à l'ordre de la nation et sa femme touche une pension. Voilà.
Dans le silence qui suit, le commissaire sort d'un maigre dossier la carte du combattant qu'il a trouvée dans la chambre du défunt, et la montre à la ronde :
— Est-ce que vous reconnaissez votre oncle sur cette photo ?
— Oui ! répond Zimmerman.
— Et vous, est-ce que vous reconnaissez votre cousin ?
— Oui, répond René Play.
Le commissaire se tourne vers cette brave madame Lesueure, la boulangère, discrètement assise sur le bord d'une chaise.
— Est-ce que vous reconnaissez votre chauffeur-livreur ?
— Oui, répond madame Lesueure, formellement.
Alors le commissaire conclut :
— Messieurs, le cadavre de notre Martens à nous est à la morgue. Allons-y, il faut en avoir le cœur net.
— Peu de temps avant la guerre, mon oncle a quitté sa femme brusquement. Celle-ci l'a cherché pendant quatre ans, jusqu'en 1944 où elle apprenait officiellement qu'il était mort. Bien entendu, elle a voulu savoir pourquoi et comment. Le ministère des Armées lui a appris que son mari avait joué un rôle très important dans la Résistance. Chargé à ce titre, en 1944, d'une mission à Brest encore aux mains des Allemands, il y est arrivé au moment où les sirènes se mettaient à hurler : dans le cadre d'une attaque aérienne, des centaines d'avions alliés bombardaient la ville. Mon oncle Martens s'est réfugié dans un abri qui allait être complètement écrasé sous les bombes. Parmi des centaines de cadavres, son corps a été identifié sans l'ombre d'un doute, grâce aux documents qu'il portait. Paul Martens est enterré sous son nom au cimetière de Thiais dans les environs de Paris. Il a été cité à l'ordre de la nation et sa femme touche une pension. Voilà.
Dans le silence qui suit, le commissaire sort d'un maigre dossier la carte du combattant qu'il a trouvée dans la chambre du défunt, et la montre à la ronde :
— Est-ce que vous reconnaissez votre oncle sur cette photo ?
— Oui ! répond Zimmerman.
— Et vous, est-ce que vous reconnaissez votre cousin ?
— Oui, répond René Play.
Le commissaire se tourne vers cette brave madame Lesueure, la boulangère, discrètement assise sur le bord d'une chaise.
— Est-ce que vous reconnaissez votre chauffeur-livreur ?
— Oui, répond madame Lesueure, formellement.
Alors le commissaire conclut :
— Messieurs, le cadavre de notre Martens à nous est à la morgue. Allons-y, il faut en avoir le cœur net.
A la morgue
Ce même après-midi du 28 juin, un homme en blouse blanche soulève le drap sous lequel repose le cadavre. Le commissaire demande à l'un des parents de monsieur Martens de venir l'identifier :
— Monsieur Play, lui dit-il, regardez-le bien, mais ne dites rien, je vous interrogerai tout à l'heure.
Le visage ensanglanté du vieil homme ayant été nettoyé, son masque paisible et rondouillard paraît étrangement serein à ce pauvre René Play qui l'examine longuement. Puis, vient le tour du neveu géant et chevelu, monsieur Zimmerman. Celui-ci, avec autant d'attention, considère le visage de son oncle.
Pendant ce temps, le commissaire fait quelques pas avec René Play.
— Alors ? lui demande-t-il à voix basse.
— Il y a bien une ressemblance avec mon pauvre cousin, mais je ne pense pas que ce soit lui...
— Bien, je vous remercie. Monsieur Zimmerman, voulez-vous faire quelques pas avec moi ?
Dans le couloir où ils déambulent maintenant, le commissaire interroge le neveu Zimmerman :
— Alors ? L'avez-vous reconnu ?
— Il a drôlement vieilli et bien changé, remarque le géant, mais tout de même, je suis à peu près sûr que c'est mon oncle.
Cette fois, le commissaire lève les bras au ciel. Si la famille elle-même est partagée, si elle n'est pas capable de le reconnaître avec certitude, l'affaire devient inextricable.
La mort à répétition de Paul Martens fait grand bruit. La presse et la radio de l'époque lui consacrent de longs reportages. Le ban et l'arrière-ban de la famille sont invités à venir reconnaître le corps qui repose toujours à la morgue. Malheureusement, si les uns reconnaissent leur parent, d'autres s'y refusent. Comme, hélas, ces derniers admettent tout de même une certaine ressemblance, plus aucun avis n'est crédible.
— Monsieur Play, lui dit-il, regardez-le bien, mais ne dites rien, je vous interrogerai tout à l'heure.
Le visage ensanglanté du vieil homme ayant été nettoyé, son masque paisible et rondouillard paraît étrangement serein à ce pauvre René Play qui l'examine longuement. Puis, vient le tour du neveu géant et chevelu, monsieur Zimmerman. Celui-ci, avec autant d'attention, considère le visage de son oncle.
Pendant ce temps, le commissaire fait quelques pas avec René Play.
— Alors ? lui demande-t-il à voix basse.
— Il y a bien une ressemblance avec mon pauvre cousin, mais je ne pense pas que ce soit lui...
— Bien, je vous remercie. Monsieur Zimmerman, voulez-vous faire quelques pas avec moi ?
Dans le couloir où ils déambulent maintenant, le commissaire interroge le neveu Zimmerman :
— Alors ? L'avez-vous reconnu ?
— Il a drôlement vieilli et bien changé, remarque le géant, mais tout de même, je suis à peu près sûr que c'est mon oncle.
Cette fois, le commissaire lève les bras au ciel. Si la famille elle-même est partagée, si elle n'est pas capable de le reconnaître avec certitude, l'affaire devient inextricable.
La mort à répétition de Paul Martens fait grand bruit. La presse et la radio de l'époque lui consacrent de longs reportages. Le ban et l'arrière-ban de la famille sont invités à venir reconnaître le corps qui repose toujours à la morgue. Malheureusement, si les uns reconnaissent leur parent, d'autres s'y refusent. Comme, hélas, ces derniers admettent tout de même une certaine ressemblance, plus aucun avis n'est crédible.
L'enquête
La police interroge des centaines de témoins. Elle retrouve même les gens qui ont vécu le terrible bombardement de Brest. Un employé de la Défense passive, ayant participé au déblaiement d'un abri, se souvient fort bien que l'une des victimes avait été identifiée grâce aux documents qu'elle serrait encore contre elle dans une serviette noire. Ce détail s'était inscrit dans sa mémoire en apprenant qu'il s'agissait d'un chef de la Résistance.
Au commissariat de La Baule-les-Pins, Martin Lemaire en perd son latin. D'autant plus que le procureur de la République le harcèle constamment ; il est dans une situation inextricable : le jour même de l'accident, il accusait d'homicide par imprudence le jeune motocycliste qui avait renversé Paul Martens ; or, depuis, l'avocat du jeune homme a facilement obtenu la libération de son client, selon une argumentation fallacieuse, mais légale :
— Vous ne pouvez pas garder en prison un garçon qui a écrasé un mort, a-t-il expliqué, texte de loi à l'appui.
Maintenant, il réclame un non-lieu :
— Dame ! nous ne pouvons pas être coupable de la mort d'un homme enterré depuis quatorze ans !
Le procureur, devant cette affreuse logique, cherche désespérément quel motif d'accusation il peut invoquer contre le jeune chauffard. Déjà, le juge qui devra statuer sur l'affaire, s'inquiète de l'invraisemblable débat juridique qu'il va devoir affronter. Enfin, le commissaire Martin Lemaire jette devant les journalistes les premières bases d'un raisonnement qui devrait permettre d'élucider l'affaire.
— Une suite de coïncidences, dit-il, peut avoir eu pour effet de créer cette confusion. Erreur d'état-civil, papiers égarés, pourraient expliquer que deux hommes soient morts à quatorze ans d'intervalle sous le même nom. Par contre, j'admets difficilement qu'à cette suite d'hypothétiques coïncidences, vienne s'en ajouter une autre, aussi énorme ; manifestement, les deux hommes se ressemblaient. Là, je n'admets plus la coïncidence. Je crois qu'il s'agit de circonstances voulues, d'une machination, d'un stratagème, organisé par qui et dans quel but ? C'est ce qu'il nous reste à découvrir.
C'est alors que deux jours plus tard, un médecin de Saint-Nazaire demande à être reçu :
— Voilà, explique ce médecin, j'ai bien connu Paul Martens dans les années quarante. Il était très remonté contre sa femme et déçu par ses enfants. Il m'a dit plusieurs fois combien il souhaitait ne plus avoir de lien avec sa famille. Je pense donc que, lors de ce bombardement à Brest, ayant remarqué que l'une des victimes lui ressemblait, il lui aura placé entre les mains sa serviette noire contenant les fameux documents. Ainsi, il allait être considéré comme mort et refaire sa vie comme il l'entendait.
Quelques jours plus tard, une femme demande à être entendue à son tour :
— J'étais interprète à la Kommandantur de Brest, dit-elle. Au moment de ce bombardement, il y avait dans la ville plusieurs chefs nazis. Je me souviens que l'un d'eux, un homme rondouillard, au visage sévère, mais qui parlait un français impeccable, s'était laissé aller à une confidence : « Nous sommes en train de perdre la guerre », me dit-il. Le lendemain du bombardement, ce chef nazi n'était plus à Brest. Voilà ce que je pense : réfugié dans cet abri mais ayant échappé à la mort, voyant que l'un des cadavres lui ressemblait, il pourrait fort bien s'être approprié ses papiers, parmi lesquels la carte du combattant, de façon à échapper ainsi à toutes les poursuites éventuelles et recommencer une autre vie, en France.
Alors, chef nazi ou résistant ? En 1983, le mystère de la mort à répétition de Paul Martens n'est toujours pas éclairci. Est-ce qu'en 2016 on en sait plus ?
Au commissariat de La Baule-les-Pins, Martin Lemaire en perd son latin. D'autant plus que le procureur de la République le harcèle constamment ; il est dans une situation inextricable : le jour même de l'accident, il accusait d'homicide par imprudence le jeune motocycliste qui avait renversé Paul Martens ; or, depuis, l'avocat du jeune homme a facilement obtenu la libération de son client, selon une argumentation fallacieuse, mais légale :
— Vous ne pouvez pas garder en prison un garçon qui a écrasé un mort, a-t-il expliqué, texte de loi à l'appui.
Maintenant, il réclame un non-lieu :
— Dame ! nous ne pouvons pas être coupable de la mort d'un homme enterré depuis quatorze ans !
Le procureur, devant cette affreuse logique, cherche désespérément quel motif d'accusation il peut invoquer contre le jeune chauffard. Déjà, le juge qui devra statuer sur l'affaire, s'inquiète de l'invraisemblable débat juridique qu'il va devoir affronter. Enfin, le commissaire Martin Lemaire jette devant les journalistes les premières bases d'un raisonnement qui devrait permettre d'élucider l'affaire.
— Une suite de coïncidences, dit-il, peut avoir eu pour effet de créer cette confusion. Erreur d'état-civil, papiers égarés, pourraient expliquer que deux hommes soient morts à quatorze ans d'intervalle sous le même nom. Par contre, j'admets difficilement qu'à cette suite d'hypothétiques coïncidences, vienne s'en ajouter une autre, aussi énorme ; manifestement, les deux hommes se ressemblaient. Là, je n'admets plus la coïncidence. Je crois qu'il s'agit de circonstances voulues, d'une machination, d'un stratagème, organisé par qui et dans quel but ? C'est ce qu'il nous reste à découvrir.
C'est alors que deux jours plus tard, un médecin de Saint-Nazaire demande à être reçu :
— Voilà, explique ce médecin, j'ai bien connu Paul Martens dans les années quarante. Il était très remonté contre sa femme et déçu par ses enfants. Il m'a dit plusieurs fois combien il souhaitait ne plus avoir de lien avec sa famille. Je pense donc que, lors de ce bombardement à Brest, ayant remarqué que l'une des victimes lui ressemblait, il lui aura placé entre les mains sa serviette noire contenant les fameux documents. Ainsi, il allait être considéré comme mort et refaire sa vie comme il l'entendait.
Quelques jours plus tard, une femme demande à être entendue à son tour :
— J'étais interprète à la Kommandantur de Brest, dit-elle. Au moment de ce bombardement, il y avait dans la ville plusieurs chefs nazis. Je me souviens que l'un d'eux, un homme rondouillard, au visage sévère, mais qui parlait un français impeccable, s'était laissé aller à une confidence : « Nous sommes en train de perdre la guerre », me dit-il. Le lendemain du bombardement, ce chef nazi n'était plus à Brest. Voilà ce que je pense : réfugié dans cet abri mais ayant échappé à la mort, voyant que l'un des cadavres lui ressemblait, il pourrait fort bien s'être approprié ses papiers, parmi lesquels la carte du combattant, de façon à échapper ainsi à toutes les poursuites éventuelles et recommencer une autre vie, en France.
Alors, chef nazi ou résistant ? En 1983, le mystère de la mort à répétition de Paul Martens n'est toujours pas éclairci. Est-ce qu'en 2016 on en sait plus ?
Cet extrait provient des « Dossiers Secrets » de Pierre Bellemare paru en 1984.